" Le ciel gronde, le bruit est incessant. Les volets fermés, cloîtrés
dans une maison que la chaleur de l'été a rendu étouffante, la peur
rode à présent dans tous les esprits. Le temps, le soleil ont laissé
leur empreinte sur ces "créateurs de nuit" qui vous imposent l'obscurité
en plein jour. Par ses traces du temps qui passe, pareilles à une
érosion inarrêtable, s'engouffrent dans le lieu angoissant les rayons
d'un soleil brûlant, indiquant aux occupants que la nuit n'est pas
encore tombée. On ne peut distinguer de flash lumineux, de trainées
électriques déchirant le ciel avec majesté. Lorsque l'on glisse un oeil
inquiet à travers la meurtrière, on est rapidement ébloui par la beauté
du ciel, l'absence de nuage. Quel est donc ce grondement qui vient
ainsi poser un masque sur le visage de ses habitants tétanisés? Pour le
savoir, il faut aller dehors, oser sortir de cette torpeur. Seule la
folie peut vous entrainer dans les ruelles de Baalbeck à cet instant.
Un bruit, il s'intensifie, augmente encore, devient assourdissant,
déchire les tympans. Puis il se convertit en image, celle d'un oiseau
de fer venu faire regner l'enfer sur cette ville de l'est libanais. La
peur vous paralyse sur place, sans doute parce que l'esprit a déjà
compris qu'il n'était pas de taille à lutter. Le combat est bien plus
qu'inégal, il est surhumain. Des dizaines de jambes engourdies par
l'émotion face à ce monstre de malheur, prêt à tout dévaster. Dès lors
tout va très vite et, dans un nuage de poussière et d'effroi, le
prédateur d'acier s'en retourne aussi soudainement qu'il était arrivé.
Le grondement laisse place à un nuage de poussière, duquel s'échappe
déjà des ruines de construction, survolées par des cris de femmes
effondrées. Il faut s'approcher de la scène. Bientôt, le rouge ne
tardera pas à venir recouvrir ce théâtre macabre. Des rivières de ce
liquide devenu noir avec la poussière tapissent déjà le sol. Elle est à
genoux, hurle, la douleur semble intense, indescriptible. Dans sa main,
une autre, déchirée, déchiquetée, décharnée, au bout de laquelle gît
une enfant de 5 ans. Son visage est écrasé sur la terre ocre de la rue.
Ses yeux sont encore grands ouverts, comme hallucinés par cette chose
venue l'arracher à la vie. Là bas, un homme attend des secours qui
arriveront trop tard. Il n'a pas eu le temps d'apporter le poulet à sa
famille, il s'est montré trop imprudent, ou n'a pas eu de chance pour
certains médias. Dans la maison, le dos de l'homme est trempé de sueur.
Appuyé contre le mur, il a sous ses bras ses deux petites filles. Elles
n'ont que 8 et 4 ans. Dans un concert de larmes, elles s'interrogent,
se perdent de confusion et de peur. Dans leur tête, l'image de l'été
précédent, jouant dehors et gambadant dans le parc. Robuste, le père
n'arrive pas à calmer ses enfants, il ne sait pas ou plus trouver les
mots pour apaiser ces craintes incessantes. La plus grande semble avoir
compris. Lui, se remémorant les mêmes attaques lorsqu'il avait 15 ans
sait que l'horreur peut frapper à chaque porte. Alors, lorsque le
grondement recommence, il sait que seul le ciel et ce dieu auquel il a
fait allégeance pourra le grâcier. Mais pour combien de temps encore ?
Le visage halé, les épaules larges, M. se tient debout, comme
pour garder une fierté qui semble l'abandonner chaque jour un peu plus.
C'était la semaine dernière, le jour de la trève, celui où le ciel n'a
pas résonné de peur. Il en a profité pour fuir dans sa belle famille à
Baalbeck. Mais avant, il se doit de vérifier une chose. L'édifice est
situé non loin de l'aéroport de Beyrouth, pilonné dès le début du
conflit par l'armée de Tsahal. Lorsque le taxi s'arrête dans le
quartier, M. est inquiet. Il est saisi d'une angoisse
indescriptible. Cela fait 25 ans qu'il travaille au sein de cet
établissement banquaire libanais. 25 ans d'économie, de souffrance, de
courage, pour arriver au rêve, devenir propriétaire. Tout cet argent
durement gagné, lui et sa femme l'ont donc investi dans leur troisième
bébé, cette construction sans chichi d'une centaine de mètres carré
censée abriter la famille pour les nombreuses années de bonheur à
venir. Mais lorsque l'homme s'avance dans la rue, le spectacle
ressemble plus à une apocalypse qu'à un ensemble de construction. Ses
mains se replient sur elles mêmes, elles serrent les clés de la porte
du bonheur. Il lui faudra encore parcourir 50 mètres avant de
comprendre que cet objet lui sera désormais inutile. Debout face à
l'Histoire, M. contemple les "dommages collatéraux" d'une guerre
programmée. Lui n'a jamais possédé de fusil, il n'en a jamais eu. Lui
qui aspirait juste à vivre en paix avec sa famille dans ce quartier de
la capitale libanaise. Lui qui a toujours condamné la violence au
proche-orient d'une parole mature et sage. Lui qui espérait encore que
le sort aurait épargné son bonheur. Déjà un goût salé lui envahit la
bouche. Les lèvres n'ont pas pu rester hermétiques, entre ouvertes pour
laisser passer la douleur, de petits gémissements sortent de sa cage
thoracique. A ses pieds, le sol s'humidifie au compte goutte. Déjà les
larmes ont dessiné leur chemin sur le visage de ce père désabusé,
s'engouffrant dans la bouche ou venant s'écraser par terre. Des sons,
il n'y aura que des sons, parce qu'il n'y a pas de mots, parce qu'il
n'y a plus de force, même pas celle de parler. Le rêve vient de
s'envoler à jamais. Il n'y aura pas d'expert, pas de dédommagement, car
il n'y a pas d'assurance au Liban. L'homme a tout perdu. Mais il faut
faire vite, Baalbeck est à 4 heures de route, des routes qui sont déjà
massivement encombrées par des civils en fuite, profitant de l'acalmie
qui leur est offerte pour préparer leur barricade. Il s'engouffre déjà
dans un taxi, laissant la chaleur de l'été sécher ses larmes, et
rejoignant en vitesse sa femme et ses deux filles qui l'attendent
patiemment. Lorsque M. sort de la voiture, toute la famille vient
aux nouvelles. Il porte alors la petite sur ses épaules, se laisse
embrasser, et se force à dessiner sur son visage un sourire laissant
penser que tout va bien qu'ils seront bientôt de retour. La famille est
rassurée. Il voit de la vie dans les yeux de ses deux filles pour la
première fois depuis 10 jours. Il sait que la vérité éclatera tôt ou
tard, mais il sait aussi que c'est sans doute ça qui aidera ses enfants
à tenir les prochains jours. Le poing serré, M. regarde sa femme
charger la voiture encerclée par ses deux petits êtres revigorés par la
nouvelle qu'elles viennent d'apprendre. Il doit maintenant retenir ses
larmes...
F., le coeur en arabe. Celui de mon grand père dont c'est aussi le
prénom. Assis dans le salon il semble chercher des réponses dans les
yeux de sa femme qui l'accompagne depuis maintenant plus de 50 ans. A
Tripoli, au nord, la guerre n'a pas encore tué trop de civils. Les
dégâts sont pourtant déjà largement visibles. Des routes éventrées, des
ponts écroulés, des immeubles détruits. Les images de la guerre lui
reviennent en tête à une vitesse folle. Il se souvient lui aussi
d'avoir eu à protéger ses enfants. Il se souvient des missiles qui
s'écrasaient non loin. Il se souvient de cette horreur que les mots les
plus vils ne serviraient à exprimer. Il a vécu dans la guerre, ne
semble pas avoir trouver la paix à près de 75 ans. La vie lui a laissé
toute sa tête, et une santé de fer. Mais F. est fatigué, il n'a plus
la force. Celle d'entendre ses enfants au téléphone lui assurer que
tout va bien, qu'ils sont en vie, celle de se lever chaque matin pour
établir le même constat, depuis dejà tant d'années. Jamais le Liban ne
sera en paix, jamais mes enfants ne le seront eux aussi. Déjà une
semaine que l'un des fils ne donne plus de nouvelles. L'inquiétude
commence à se lire sur le visage du vieil homme. Ses traits trahissent
soudain une lueur d'espoir lorsque le téléphone sonne. Sa main décroche
fébrilement le combiné. C'est M., il lui dit que tout va bien,
que la maison est intacte, et qu'il part rejoindre Baalbeck avec sa
femme et ses deux filles dans la journée. F. est rassuré, mais si
son fils va bien, ce n'est pas lui qu'il espérait avoir au bout du fil.
A ce moment, il est épris d'une étrange émotion. Comment ne peut il pas
se réjouir pour son fils ? Ce n'est pas ça, il est juste terriblement
inquiet pour l'autre... F., ma grand-mère, prépare le thé
et le narguilé. Elle sait que son enfant n'a pas donné de nouvelles.
Elle sait aussi que son mari s'en va doucement. L'envie a disparu, elle
a abandonné ses yeux. Quand la nouvelle s'abattra, qu'elle drainera
avec elle toute la tristesse et la violence de la mort, il n'y survivra
sans doute pas. Elle le sait, le sent. Il faut déjà qu'elle s'apprête à
perdre deux hommes dans sa vie, si tant est que l'un ne soit pas déjà
parti. Lorsqu'elle prépare le tabac dans la cuisine, F. ne peut,
elle aussi, retenir ses larmes... Une question la taraude déjà
: à quoi bon donner la vie si la guerre vous la reprend ?
Au même moment, un jeune homme assis dans son canapé, regarde honteux
et inquiet les informations du jour. Le Liban fait la une. Toujours les
mêmes images, la même horreur. Et puis, aussi, toujours ces pseudo
tentatives d'explications stupides et saugrenues. Quiconque connait un
tant soit peu l'actualité au proche orient sait que tout ceci était
déjà planifié, du jour où la Syrie s'est vu chassée du pays du cèdre.
Voilà donc une situation que la famille E. H. n'a sans doute pas
bien accepté. Tout le reste n'est que manipulation et autres
intimidations. Alors, entre deux pseudo commentaires éclairés sur la
situation, le jeune homme sent sa main se crisper sur la télécommande
en prenant conscience que quelques soit les raisons de ce conflit, ce
sont toujours les mêmes qui en paient le prix, les civils. Ce jeune
homme, c'est moi. Inquiet, soucieux, perdu, je me demande comment va ma
famille, si ils sont encore en vie ? j'ai été rassuré il y a 3 jours,
mais, en temps de guerre, ces heures vous paraissent une éternité. Je
m'imagine le pire. Et puis je me reprends, non, je n'ai pas le droit.
Je dois me montrer aussi courageux qu'eux et garder la tête haute. Mais
je manque de courage, de force, de volonté. Je sais que je ne les
reverrais peut-être jamais. Je sais, je sens que l'Histoire me vole la
moitié de moi même, qu'elle marque au fer rouge la chair de gens qui me
sont si proches et si étrangers en même temps. Drôles de vacances où je
n'ai envie de rien. Le sourire délaisse chaque jour un peu plus mon
visage. Moi aussi je n'ai plus envie. Oui, j'ai de la chance d'être
dans un pays en paix, mais je suis écoeuré. Honteux de voir ce que le
monde entier cautionne tout en nous faisant croire qu'il s'indigne.
L'hypochrisie règne en maître sur le monde de l'argent, et j'ai de plus
en plus de mal à penser pouvoir m'épanouir dans ce monde là.
Aujourd'hui, moi aussi, mon rêve s'est brisé. Je ne peux pas retenir
longtemps les larmes qui caressent mes joues et qui ne peuvent révéler
à elles seules la tristesse dont je suis épris... Je suis désolé pour ces mots... "