Toujours là.
Juste une petite pensée égarée sur la toile pour ma Whawha,
partie il y a trop longtemps déjà,
un peu avant Noël,
dans le brouillard d'un matin inconscient.
Juste une petite pensée égarée sur la toile pour ma Whawha,
partie il y a trop longtemps déjà,
un peu avant Noël,
dans le brouillard d'un matin inconscient.
Merci Stéphane pour cette réponse à une question que je voyais déjà tomber dans un gouffre.
Il s'agit effectivement de la série dont tu parles et que je connaissais sous le titre "Petites canailles".
Grâce à toi, j'ai retrouvé bien vite les images qui trottaient dans ma mémoire bégayante.
Et voilà Pete, le chien de la série
qui n'a de Lucien que ces petites taches sur les yeux et les oreilles
mais c'est bien à lui que je pensais.
Hier soir, près de la gare, mon regard est attiré par le visage d'une jeune femme. Elle marche sur le trottoir en venant vers moi, porte une longue tunique noire sur un jean brut, un grand sac de cuir en bandoulière. Son visage est fermé, sa peau claire, presque transparente. Je m'arrête alors que je suis sur le point de traverser la route avec mes collègues en zigzaguant entre les voitures énervées des heures de pointes. Je fixe ses yeux. Je reste bloquée. Mon cerveau s'est mis en mode recherche, je sais que je la connais, je ne ferai pas un pas de plus tant que je n'aurais pas son nom sur la langue. Ses yeux croisent enfin les miens et son sourire se réveille, c'est lui qui me donne la solution. Il s'agit d'une élève que j'ai eu en cours, elle me dit bonjour, passe à côté de moi, je traverse la route pour rejoindre P. et R. qui m'attendent sur le trottoir voisin. Puis je suis déçue, je voudrais faire marche arrière et aller parler avec elle. Mon cerveau cherche toujours. La classe, l'année, l'établissement. 3eme, 2000. Gérard de Nerval ou Victor Schoelcher ? Autre calcul, elle doit avoir une bonne vingtaine d'années maintenant. Je suis émue et fière. Émue qu'elle m'ait reconnue. Fière parce qu'en la regardant s'éloigner, je la trouve belle, forte et épanouie. Elle ondule, elle est femme.
Plus tard, installée devant une bière sur la terrasse en face de la gare, je perds le fil de la discussion qui concerne comme trop souvent cette peste de Tête de Brique. Je cherche du regard la jeune fille, me disant qu'elle a du passer par là pour prendre un train. Des souvenirs me reviennent, les cours du jeudi après-midi dans la salle d'art plastique. C'était une bonne classe, elle en était le meilleur élément. Interventions toujours discrètes et intelligentes, déjà épanouie, souriante. Je me souviens l'avoir croisée il y a quelques temps déjà, peut-être l'année qui a suivie mon remplacement. Elle m'avait surprise lors d'un festival, "eh Madame, vous vous souvenez de moi". Bien sur, encore maintenant. Puis ce n'est que ce matin que me revient son prénom. J'aimerais la revoir.
Je me réveille. La bouche pâteuse. Regard circulaire. Je suis assis dans une salle d'attente. Le dossier de ma chaise me scie le dos. Des tableaux abstraits aux murs. Une table basse. Des journaux. Le silence. Je ne sais pas ce que je fais là. A ma droite, une femme qui doit avoir mon âge ou un peu plus lit un magazine dans lequel s'étale des corps dénudés. Elle lève la tête, me sourit, et me parle. Elle m'appelle par mon prénom, André. Elle voit bien que je ne comprends pas et que son attitude me met mal à l'aise. Je la trouve impolie. Elle me dit que j'ai encore oublié mais que ce n'est pas grave. De quoi elle se mèle. Elle pose sa main sur la mienne et me lance un regard affectueux et triste. Entre alors un homme grand et fort, avec des gestes paradoxalement doux. Il porte une blouse blanche. Il me salue, me serre la main en m'appelant par mon nom alors que je ne l'ai jamais vu. Je suis perdu, j'ai l'impression de m'être réveillé dans la peau de quelqu'un d'autre. Je dois rentrer chez moi, il me semble que j'ai laissé quelque chose sur le feu, qu'on m'attend ailleurs, que j'ai commencé quelque chose et qu'on m'a empèché de le finir..
Il a quelques années déjà, mon grand-père est mort. Il avait la maladie d'Alzheimer. Juste quelques mots pour lui.
Je me souviens souvent de cette période. Je voudrais la
dessiner, sous forme d'arabesques, en garder la saveur et les couleurs
(huile de pin, bleu turquoise, chichis, beignets de banane et pina colada).
Année 2000. Je suis seule. Pour la première fois de ma vie, je vis seule. En
février, je me sépare de celui qui a occupé ma vie pendant cinq ans, celui avec
lequel j'ai quitté le monde de l'enfance. Je suis passée du cocon familial à ses
bras solides. Nous avons découvert côte à côte le monde des adultes, nouveau, anguleux
et froid. On s'est blottis l'un contre l'autre et on a grandi. Puis cette
rupture, douce et logique, me jette "pour de vrai" dans ce monde que
je découvre alors d'un autre point de vue. Printemps 2000 : je flirte avec la liberté, la
vraie, sans édulcorant. Tout s'ouvre à moi, comme une évidence. Encore
étudiante alors, le temps file sur moi et l'espace se fait élastique. Je
gambade, je sors de ma coquille, doucement, mais de plus en plus sûrement. Je
me dévoile une assurance, un charme que je ne me connaissais pas. Des rideaux
tombent, lourds et poussiéreux, et la lumière se fait sur ce que peut être ma
vie. La jeune fille timide qui trouvait toujours moyen de se cacher derrière
l'autre, qui est restée si longtemps "la copine de..." se forge une
identité, un caractère. Je me laisse tenter par un sourire, un dialogue, un
regard. Tout semble alors facile.
Puis en avril, ou peut-être en mai, je rencontre Lo, au fil de mes escapades.
Une soirée chez des amis, il est là. J'ai beau le connaître déjà, savoir quelle
est sa réputation, je tombe sous le charme de ses yeux bleus et de son sourire coquin. Il
n'y a rien de sérieux là-dedans, mais il y a quelque chose de magique, quelque
chose que je veux vivre sur le moment. Nous passons la nuit ensemble, je me
souviens de ses mains sur mes joues, je me souviens que nous avions trop bu,
tout est décousu, nous basculons sur le siège arrière d'une voiture, nos
bouches soudées l'une à l'autre, le souffle coupé, la nuit est blanche et
bousculée. Après un épisode étrange où ma voiture disparaît, nous faisons du
stop. Le jour se lève, je suis allongée à ses côtés dans un petit lit, dans une
pièce pleine de soleil qui respire les huiles essentielles et l'encens. La
première vraie nuit de ma liberté. Je suis ce matin là heureuse comme jamais
quand il me dit les mots qu'il a dû dire à tant d'autres, je veux juste les
écouter et ne pas réfléchir. Je lis les poèmes niais qu'il m'écrit. Personne ne
m'avait alors jamais écrit de poème. S'en suit une relation toute particulière
de cinq mois. Particulière car c'est moi même que je découvre et non lui, qui
n’est qu’un prétexte. Il n'est finalement pas grand'chose dans ces grands pas
que je fais en avant, mais je ne m'en rends compte que bien plus tard.
Je me souviens de cette deuxième soirée à S. où il arrive avec une rose qu'il a
cueillie dans un jardin. Je le trouve plus beau que jamais. Mes mains tremblent
et mon ventre fait des tourbillons.
Je me souviens de ces longs trajets en train pour aller le rejoindre à l'autre
bout de la région où il me présente sa famille rapiécée, ses frères et soeurs,
j'apprends la souffrance qui se dissimule derrière le Don Juan . Je
revois sa chambre plongée dans l’obscurité où je doute plus d’une fois.
Je me souviens de ces soirées "clandé" où nous arrivions tard dans la
nuit avec tous ses amis, dans des prés humides saturés de musiques
assourdissantes, où je ne ressens aucune crainte, je me sens plus que jamais
moi même et m'endors dans les herbes hautes. Un matin aussi au réveil, trouver
des corps endormis autour de moi, manger un champignon (vesse de loup ?) tout
frais et cru qui poussait dans la rosée.
Je me souviens de ce trajet nocturne sur l’autoroute où nous
avons du nous arrêter car un violent orage s’abattait sur nous. Nous avons fait
l’amour dans la voiture, sur une aire d’autoroute.
Je me souviens de la "nouvelle". Il fait alors son service militaire.
Il m'apprend un soir comme nous sommes enlacés qu'il a fait une demande
avant de me rencontrer pour faire la suite de son service outre mer. La demande
a été acceptée. Il doit partir pour la Martinique. Il me dit qu'il ne veut pas me laisser, chaque seconde près de moi est un bonheur, il me confie la décision. Je
l'envoie là-bas sans réfléchir, je l'oblige à partir. Avant son départ, en
juin, nous passons une dernière nuit dans un pré, les herbes hautes et les
coccinelles. Je perds les clés de ma voiture dans ce fouillis d’herbes. Je ne
sais plus comment je les ai retrouvées. Je le dépose ce matin là à six heures
devant cette caserne, il me quitte pour quatre longs mois.
Je me souviens de la tristesse qui suit. Mais pas de solitude. Il y a tellement de personnes autour de moi. Chaque soirée est une surprise, il n’y a pas de limites. Tout le monde me semble ouvert. Il fait beau, il fait chaud, je suis légère et forte. Je travaille à l’époque dans un centre socio-culturel où j’encadre au quotidien une classe. Là aussi, tout semble plus facile, je vois plus de sourires sur le visage des gens que je croise. Puis je lui écris, presque tous les jours, des lettres qui m'enchaînent douloureusement à lui.
Je me souviens de cette perte de poids. Environ quinze kilos en deux mois. Je suis maigre me dit-on alors. Mais je ne m’en soucie pas, je ne le vois pas. L’euphorie de cette nouvelle vie me nourrit. Je cours, je ne dors que peu, je fume beaucoup, tout un tas d’éléments se greffent sur cette parenthèse estivale, des satellites gravitent en permanence autour de moi. Je me sens souvent ivre de liberté, le monde s’ouvre à moi, je prends des décisions que je n’aurais jamais su prendre auparavant. Mon corps me semble alors beau, noueux, sculpté. Je ne suis pas du tout affolée de voir les chiffres sur la balance passer en dessous de cinquante.
Puis vient le coup de tête. Un
matin encore frais, je sors de chez moi en courant, je me rue dans une agence
de voyage et je m’achète un aller-retour pour la Martinique avec de l’argent
que je n’ai pas. Les quelques jours qui me séparent de mon envol me semblent
éternels et pourtant plus fous encore que les précédents. Je vis la nuit,
galopant de fêtes du vin en concerts. Je rencontre de nouvelles complicités qui
ne dureront pas …
Je me souviens de ce concert en
extérieur auquel je m’étais rendue avec l’ex et certains de ses amis. Je me
souviens d’Alex qui débarque dans ma vie devant ce stand de chichis. Comme une
évidence. Je ne sais plus comment le dialogue s’est amorcé. Je sens que je suis
en sursis, que je vais partir. Je me sens invincible. Il me dit « t’es pas
cap », je ne sais même plus de quoi il s’agit alors. On se lance, on passe
une bonne partie de la soirée à discuter. Je le revois le lendemain. Nous
passons plus de quarante huit heures non stop ensemble, entre balade au zoo sous une
pluie battante, baby foot dans un bar perdu, petit déjeuner sur une terrasse, matinée
au marché et nuit blanche à échanger. Mon départ est imminent. Je ne vois pas en lui un amant mais un
complice. Je ne vois d’ailleurs pas ce qu’il attend de moi. En quelques heures,
il me fait découvrir des artistes qui ne me quitterons plus comme Mathieu
Boogaerts ou Clarika, ou encore Miossec que j’écouterai en boucle sur les
routes martiniquaises et qui aura toujours pour moi des teintes créoles malgré
ses origines bretonnes. C’est Alex qui me conduira à l’aéroport pour quitter la
métropole après une énième nuit blanche. C’est là que je comprends quand il
pleure dans mes bras tout ce qu’il n’a jamais jugé utile de me dire.
Je vis là-bas entre Saint Esprit et Fort
de France les plus belles journées de ma vie. Je découvre l’île comme beaucoup
de touristes ne l’ont sans doute jamais vue. Je crèche chez une institutrice
qui est à cette époque là en métropole. Je traîne sur les marchés, dans les
petits villages. Je partage avec Lo des heures inoubliables, même s’il n’est
pas disponible aussi souvent qu’il le voudrait, il ne sait comment me remercier
d’être venue. Je passe beaucoup de temps seule, sur cette île où la mentalité
des gens peut paraître parfois déconcertante. Puis je m’adapte. J’y reste
plusieurs semaines. Je m’habitue, je me sens comme chez moi dans cette petite
maison. Je dépense sans compter. Je me sens plus libre et plus grande que jamais.
Je me souviens de cette soirée
passée avec ses collègues dans un petit restaurant local, le rhum nous monte à
la tête et Lo me suit aux toilettes à la fin du repas, me bouscule contre un
mur et me fait l’amour violemment. Je revois encore maintenant sa peau bronzée,
la forme de ses mains, ses cheveux ras devenus si clairs sous le soleil, nos
ébats torrides, la sensualité de nos gestes et de ces moments uniques.
Puis, par la force des choses, je rejoins la métropole. Je suis perdue. Je suis alors directrice
d’un centre de vacances. Beaucoup de responsabilités et trop de mal à trouver
le rythme. Décalage horaire et manque de lui, je ne parviens pas à me réinstaller dans ma vie. Les
nuits s’étirent sans que je ne parvienne à dormir, je suis éreintée dans la
journée, je maigris encore. Mes proches s’inquiètent.
Il rentre en septembre. L’euphorie de l’été s’est évaporée
et je me sens plus adulte. L’impression d’avoir fait durant cet été là une
crise d’adolescence et d’inconscience tardive. Les retrouvailles sont
merveilleuses, mais un avenir bouché se dessine à nous. Nous n’en parlons que
peu. Il vient me rejoindre un soir après un week-end passé avec ses amis,
quelques jours après son retour. Il se montre fatigué, lassé et grognon. Nous
faisons l’amour mais il ne montre aucune tendresse. C’est en sortant de sa
douche qu’il m’annonce sans me regarder dans les yeux avoir revu une jeune
femme durant le week-end. Il ne veut plus continuer avec moi, elle est plus
importante, vraiment, elle sera sans doute la femme de sa vie. Il avait dû dire
la même chose à celle qui était avec lui avant moi. Il n’est pas méchant. Il
rencontre juste la femme de sa vie tous les six mois.
Je m’effondre. Je ne comprends pas. Il part dans la minute,
avec des larmes sur les joues. Les jours qui suivent sont durs, j’essaye de
reconstruire, d’oublier, de tenir, de ne pas sombrer, de relativiser. Premier
chagrin d’amour. Un vrai semble-t-il. Autour de moi tout le monde me dit
« on t’avait prévenue ». Et moi qui pensais que j’avais su me mettre
à l’abri, me préserver. Je réalise alors que toute cette force n’était qu’un
leurre. Ce n’est que plusieurs mois plus tard que je saisis l’essentiel. Je n’étais
pas amoureuse de lui, pas vraiment, pas au sens où je le croyais. C’est celle
que j’avais eu le courage de devenir à cette époque là qui me plaisait, celle
qui n’avait peur de rien, ouverte, forte et légère. Il n’avait été qu’un outil,
certes un outil très agréable. Puis ce qui m’a profondément blessée, c’est la
baffe, le sentiment d’échec, il n’a eu qu’à me taper sur les doigts pour me
déséquilibrer. J’ai eu du mal à faire confiance par la suite, malgré les jeunes
gens qui tournaient autour de moi. J’ai fait à mon tour tellement de mal,
trop souvent, comme pour me venger. J’ai eu à rembourser énormément d’argent
pour régler ce qui est à considérer comme un caprice. J’ai repris du poids,
doucement, en reprenant un vie plus dans la norme. Puis on grandit. On se met
une grande claque et on avance.
Il ne m’a plus donné de nouvelles pendant plusieurs années,
si ce n’est un paquet de lettres écrites par ma plume qui m’est revenu quelques
jours après son départ. J’ai appris quelques années plus tard qu’il était papa d’un petit
garçon. Je l’ai revu un soir d’août, ce fut confus, étrange, ça ressemblait un
peu à ça. Plus tard encore, j’ai su que sa copine l’avait lâché pour un type
plus âgé que lui. Il m’a appelée à ce moment là, il y a deux ans environ. Je me
suis juste dit « bien fait », je l’ai envoyé balader. La page est
tournée après plusieurs années. Bien qu’il reste un personnage-clé dans ma mémoire, je ne le vois plus du même oeil, je connais les faiblesses et le fonctionnement.
Souvent je repense à cette période comme à une faille dans
ma vie. Un nouveau début, un tremplin pour ce qui a suivi. Il s’y associe
toujours une sensation d’importance et de liberté, de force et de légèreté.
Quelque chose de magique.
Un an aujourd'hui que Whawha a traversé la route trop vite.
Petites pensées toute la journée pour celle que je n'oublierai jamais.
Disparition d'une entité. Programmée. Des larmes quand même. Chaudes sur mes joues hier soir quand j'ai su. Elle ne sera plus toute seule la petite. On le savait, mais c'est pour tout ce que ça remue que ça fait mal. Il me dit que l'année dernière, c'était plus dur. Les conditions. "Pleuré comme un fou" m'avoue-t-il. On fait un bon en arrière, on soulève tout ce qui a existé et qui avait été rangé dans des petites boîtes en carton. Je pense surtout à l'année passée et a la difficulté de faire face. Je me répète "elle ne sera plus toute seule la petite". Un douloureux soulagement, une blessure qui s'ouvre sans n'avoir jamais cicatrisé, partage de tristesse avec lui qui ne confiait jamais ses mots/maux. Il est plus grand maintenant, je l'espère heureux avec elle et lui. Il n'est plus tout seul.
Deux jours passés chez mes parents. L'impression d'une éternité. Cela faisait quelques temps que je n'y étais pas restée longtemps, seule surtout. Nos visites avec Neb se résument à quelques repas dominicaux. J'ai un peu tourné en rond. J'ai traîné là-bas, n'y trouvant plus vraiment ma place. Certes, il y a toujours ma chambre d'adolescente, mais je n'ai plus mes répères là-bas, ce n'est plus chez moi.
Curieusement, de nombreux souvenirs d'ado me sont revenus. Il y avait comme des fantômes de cette période qui filaient entre les murs de la grande maison.
Ado, j'étais une pourriture, une vraie peste, une rebelle, une casse-couille. Rejet systématique de toute forme d'autorité: les parents, les profs, la société (grand mot très péjoratif que l'on ne peut s'empêcher de dire avec du dégout dans la voix quand on a dix sept ans). Les grands classiques. On me disait "oui" et je disais "non", on me disait "noir" et je disais "blanc", on me disait "s'il te plaît" et je disais "merde".
Je repensais à toutes ces nuits où ma mère ne devait pas dormir en m'attendant. Elle se serait coupé un bras pour avoir un téléphone portable pour me joindre, mais ça n'existait pas à cette époque. Elle s'est fait tant de soucis.
Je repensais à toutes ces fois où je ne prenais pas le bus qui devait me ramener chez moi le soir, pour passer plus de temps à traîner avec les copains, autour d'une bière, à fumer sans se soucier de rien.
Je repensais à tout ces matins, dans la cour du lycée, où on se regardait avec un petit sourire en coin et où on filait avant la sonnerie pour ne pas assister à ces heures de cours mortelles.
Je repensais à ces amitiés qui semblaient alors infaillibles et qui se sont si vite éffilochées. Les grandes promesses "à la vie, à la mort", les projets farfelus qui font rêver, les ambitions de changer le monde. Ils sont tous loin maintenant, les projets comme les amis. Pas géographiquement pourtant, mais plus rien ne nous rapproche.
J'ai tellement changé, j'ai grandi, très vite en fait. La fin du lycée marquait l'entrée dans la vraie vie et la fin de la rébellion gratuite et facile. Une grande claque dans la gueule en fait. On ne lâche pas pour autant ses ambitions et ses projets, on réalise simplement mieux, ce que c'est en vrai: le loyer, les factures, les jobs, la vie à deux, le manque de temps, les retours dans la tronche, les fins de mois difficiles, les menus-patates... Les responsabilités.
Puis en fait, on devient adulte sans même sans rendre compte. On se réveille un matin, dix ans après, pour réaliser que le grand pas en avant est fait, qu'on est un grand, depuis longtemps déjà.
Je repensais au livre d'Alexandre Jardin, Le Petit Sauvage, et à son héros qui ne veut surtout pas grandir. Syndrôme de Peter Pan. Je ne voulais pas grandir non plus en fait...
L'autre soir, je déplie soigneusement une tenture, rangée dans un placard depuis notre arrivée dans ce nouvel appartement il y a déjà neuf mois. Elle est lourde souple, de toutes les couleurs. J'en ai besoin. J'ai l'intention de la mettre devant une fenêtre, pour un peu de fraicheur. Je la déplie donc. Je la secoue. Puis je vois voler lentement au-dessus de moi une bouclette noire qui va se poser sur le sol. Comme un petit morceau de laine. Je regarde de plus près, je prends la toute petite bouclette dans ma main et vais la montrer à Neb homme de moi, avec le sourire et des larmes ridicules dans les yeux. Petit morceau de Whawha. Tout petit morceau de Whawha.