Comme un clou.
Contexte : il y a plusieurs semaines, séjour dans les Alpes.
Midi. La nuit a été courte. Le trajet vers les vacances nous a demandé des heures de concentration sur la route. On est arrivé tard, et on a dormi une bonne partie de la matinée. Nos hôtes sont là pour nous accueillir. La table en chêne massif de la cuisine est l'occasion du premier contact, du résumé de la veille, de l'ébauche du programme des jours à venir. Nous autour : Neb, son beau-père et moi. Mais pas elle, la mère de Neb. Elle ne peut pas tenir en place. Dès les premières minutes, je la sens anxieuse, nerveuse, ses hanches semblent avoir fondu depuis la dernière fois qu'on l'a vue en mars, elle est tout anguleuse, tout en mouvement, en agitation permanente. Difficile de croiser son regard, elle baisse les yeux. La nourriture s'étale devant nous. Pas grand chose : du pain, du fromage, de la charcuterie, quelques fruits. De quoi attaquer une première après-midi en montagne. Elle tourne autour de nous avec sa nervosité. Elle ouvre le frigo, le referme, le rouvre, en sort des aliments, les observe, les soupèse, en examine le descriptif, la composition, la teneur en matière grasse. Tout cela en débitant nerveusement des questions, sans écouter vraiment les réponses. Je vois bien qu'elle épie chacun de nos gestes, les aliments que l'on pose dans nos assiettes, que l'on découpe, que l'on attrape de la pointe d'un couteau et que l'on met en bouche. Je lis du dégout dans ses yeux, de l'amertume. Elle tourne toujours. Elle ne mangera pas, dit ne pas avoir faim, prétend mal digérer.
Les jours qui suivent, son attitude m'inquiète, les petits travers qui m'ont fait sourire les premiers jours s'accentuent et m'agacent. Elle peut ne pas manger de la journée, plusieurs jours de suite même et malgré son agitation, elle résiste au besoin de s'installer à table avec nous. Les excuses sont toujours les mêmes : aliments qu'elle ne digère pas, trop mangé la veille, autre chose à faire... Elle découpe parfois soigneusement une pomme pour son seul repas de la journée, elle l'épluche parce qu'elle ne digère pas la peau et la mange, en tout petits cubes qu'elle mastique méthodiquement, seule à table, pour se concentrer.
Elle nous exclut très vite de sa normalité, nous trouvant trop gros et inconscients. Elle part tous les jours marcher plusieurs heures en montagne. Nous, nous ne faisons pas assez de sport à son goût et nous allons sans doute encore grossir. Elle feuillète des magazines dans lesquels s'étalent des corps sculptés et retouchés à la palette numérique. Elle juge chacun des aliments que nous ingérons. Je suis triste pour elle. Le grincement de la porte du frigo la fait arriver dans la cuisine au galop, elle panique lorsque nous jugeons poli de faire quelques courses, ne maitrisant soudainement plus le contenu de son frigo/de sa vie. L'ambiance se dégrade. Son mari lui fait remarquer son attitude, qu'il semble accepter quand ça le concerne. Notre présence le fait de toute évidence réfléchir à ce qu'il n'avait peut-être pas vu pour l'avoir sous son nez tous les jours. Plusieurs fois, mon entrée dans une pièce semble interrompre une conversation houleuse. Notre présence qui avait été souhaitée les autres années ne l'est sans doute pas... Nous essayons tant bien que mal de faire abstraction des pics et des regards lourds et nous repartons avec le malaise qu'elle a su nous transmettre et cette inquiétude qui l'accompagne, sans avoir su trouver les mots pour lui parler, pour franchir cet écran de glace qu'elle a imposé entre elle et nous pendant tout le séjour.
Hier, elle appelle Neb, elle s'inquiète des entretiens qu'il doit passer prochainement. Le seul conseil qu'elle trouve à lui donner est de perdre trois ou quatre kilos avant le jour J. Comment est-il possible d'être à ce point à côté de la plaque.