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Diane Groseille
11 novembre 2015

Le poison.

C'est avec une ligne rose claire, tout juste parallèle à une autre plus foncée, que tout débute. Ça se passe un vendredi matin, il y a quelques jours, à 5h30. J'en réveille mon Gab pour lui montrer le bâtonnet sur lequel je viens de faire pipi. Je lis dans l'obscurité de notre chambre son sourire et ses gestes tendres. La journée n'est que douceur et espoirs nouveaux. Dans l'après-midi, je me rends chez mon médecin pour une confirmation, il me prescrit une prise de sang que je fais dans la foulée. Le samedi matin à 9h, une voix monocorde me confirme au téléphone que je suis enceinte.

Les temps qui suivent sont chargés de rêves tout doux et de projets qu'on osait pas dessiner jusqu'alors.

Voilà deux ans et demi que nous attendions ce petit "miracle". On en était arrivés à faire ces fameuses analyses pour vérifier que tout était bien à sa place. On en était arrivés à se dire que peut-être ce n'était plus possible. On en était arrivés à se faire une raison. On avait même eu cette discussion, il y a quelques semaines à peine, nous nous étions dit qu'elle était belle notre vie, qu'elle avait du sens, que si ça devait être comme ça, nous saurions faire en sorte que ce soit beau quand même, parce que ça l'a toujours été.

Alors quand soudain, contre toute attente, c'est là, c'est réel, on trace les lignes du futur. On se plaît à se projeter. Une annonce à la famille pour Noël, quel joli cadeau ! Des petits travaux, une place à faire dans l'appartement, une réorganisation de notre lieu de vie. Un prénom. Un bébé d'été puis une vie à trois. Puis on pense à peine au boulot, et à tous ces soucis qui épuisent depuis la rentrée : c'est secondaire. Gab est plein d'espoir. Je veux pourtant être plus prudente. Je sais que les trois premiers mois, à mon âge plus encore, sont jalonnés de risques. D'autant plus que ce qui m'a poussé à faire ce test, c'est le conseil téléphonique de ma gynéco alors que je l'appelais inquiète pour des signes étranges, des choses inhabituelles, des pertes brunâtres. Mais on me dit que tout va bien, mon médecin me dit même avec un sourire radieux "mais ce n'est pas une maladie Madame"... Gab chasse mes soucis avec son déferlement de bonne humeur.

Puis il me faut prendre soin de moi. Je commence à glaner des informations : ce que j'ai le droit de manger, ce qu'il me faut éviter, les conseils à suivre, les habitudes à prendre. J'abandonne le thé pour les tisanes, j'oublie les fromages au lait cru, je tire déjà un trait sur les sushis (seules chairs animales que je mange encore, mon pêché mignon). Je me renseigne sur des achats de vêtements, mes seins gonflent déjà et je me dis que mes pauvres soutien-gorges ne les soutiendront plus longtemps.

Puis vient ce matin là. Je me rends à l'un de mes cours. Je gare ma voiture de l'autre côté de ce grand axe que je traverse de quelques foulées. Je galope pour avoir le temps de préparer ma classe. J'arrive en salle des profs, je ne veux pas écouter les douleurs sourdes. Je monte dans ma salle de classe et j'acceuille mes élèves. Je ne veux pas sentir ces crampes, ces signaux forts au creux de mon ventre. Je ne veux pas sentir ce qui coule entre mes jambes. Je suis bien décidée à tenir le coup. Je m'aveugle en donnant un cours rythmé et énergique, je sollicite les échanges avec mes élèves, je me plonge dans les questions de méthode et les objectifs du concours.

Mais à midi, l'évidence est là, il faut se rendre aux urgences. Je passe à la maison et Gab me rassure encore "tu ne sais pas, on verra bien". mais j'ai tu depuis de longs jours ce que je sais : quelque chose ne tourne pas rond.

...

Nous avons attendu de très longues heures dans une petite salle sinistre. La lumière vive de cette belle journée d'automne s'est éteinte progressivement, laissant place aux néons agressifs des plafonniers. A 16 heures, la douleur claquait dans ma tête et dans mon ventre, alors qu'on me fouillait l'intérieur et qu'on m'annonçait une grossesse extra uétrine. Il a fallu la confirmer avec une prise de sang. Encore deux heures à attendre. J'ai refusé de rester sur place, dans ce cadre affreux. Nous sommes rentrés, comme des zombies, faisant fi des consignes des médecins et des infirmières. Nous avons parlé si peu, nous avons pleuré. A notre retour, la jeune médecin s'est appuyée sur les taux sanguins pour confirmer et nous expliquer que nous avions le choix entre une injection toxique pour tuer le foetus et une opération chirurgicale. Des inconvénients dans les deux cas. Nous avons choisi le poison, qui semble être moins intrusif. Qui semble oui... Elle m'a laissée, encore, dans la salle d'attente. J'aurais voulu déchiqueter les magazines poisseux posés là, qui avaient été feuilletés par toute l'agoisse qui a défilé ici. Quelques minutes plus tard, j'ai vu repasser le médecin dans le clouoir, je l'ai suivie et je suis rentrée dans son bureau derrière elle, elle était seule, par chance. J'ai voulu être sure qu'elle ne se trompait pas, qu'on allait pas tuer mon bébé pour rien. Elle m'a montré, les chiffres, la place de ce bébé qui n'a pas su sortir de ce couloir où il était resté bloqué, les signes, mes pertes brunes (évidentes à ses yeux mais que ni ma gynécologue, ni mon généraliste n'avaient jugé utile de prendre au sérieux). J'ai pleuré sur son bureau, mais j'avais besoin de l'entendre. On m'a fait une injection dans la fesse droite. Cette vieille infirmière qui m'a piquée, m'a demandé si j'avais déjà des enfants. Non. Mon non a été suivi d'un silence gêné. je comprendrais dans les jours qui suivraient, en le disant à quelques personnes autour de moi, par la force des choses, que cette question se voulait rassurante, l'interlocuteur se raccroche à ça. Si au moins j'ai un enfant, j'ai déjà quelque chose, mais je n'ai rien. Et cette vieille femme et son silence maladroit m'ont révoltée. j'ai eu envie de lui demander de se taire, sa politesse et son empathie m'ont donné la nausée.

Nausée. Les trois jours qui suivent sont cauchemardesques. Je dors, je pleure, je suis épuisée. Quand j'ouvre les yeux, c'est pour voir cette réalité si moche : je suis en train de tuer le premier bébé (et peut-être le seul) que j'ai accueilli dans mon ventre. La douleur physique est violente. Un écrasement, une destruction intérieure. Le peu de temps où je suis éveillée, je m'abrutis de séries, de films, je fais défiler devant mes yeux des histoires, peu importe lesquelles, pas la mienne. Je m'étouffe, je me noie. Je me blottis dans la douleur de mon Gab, dans ses espoirs éteints, soufflés. Nous conjuguons nos peines. Il est très présent pour moi, prend soin de nous en nous préparant de bons petits plats, de la chaleur et du réconfort. Il me parle, il m'écoute, il me connecte à cette réalité et nous parvenons à la voir progressivement moins laide qu'elle ne l'est.

J'en suis au jour 5. Je commence à sortir la tête de l'eau. Je suis en arrêt pendant 5 jours encore (une semaine en tout). Je n'imagine pas ce qu'aurait été cette semaine s'il avait fallu aller travailler. Je me suis noyée à l'intérieur, je n'auaris jamais trouvé la force. Je suis allée hier faire la première prise de sang, les résultats semblent bons, le taux est nettement descendu, ce qui veut dire que ce petit morceau de bébé est bien en train de mourir en moi, le poison le tue. Mais il faudra encore attendre plusieurs semaines pour en être à zéro. Tous les soirs, il me faut à nouveau gober une petite pilule contraceptive, pour éviter de tomber enceinte sur les trois mois à venir, parce que je suis "toxique". J'ai su d'ailleurs que ce poison, le méthotrexate, qui coule dans mes veines est une forme de chimiothérapie qui tue les cellules. Le liquide sera présent dans mon organisme de longs mois.

J'ai terminé hier soir le roman Nagasaki d'Eric Faye. L'histoire d'une femme qui vit dans l'appartement d'un homme sans que celui-ci ne le sache. Elle se blottit dans un placard à son insu et sort en son absence pour se faire du riz ou lui voler un yaourt dans son frigo. Il s'en rend compte au niveau de la bouteille de jus de fruits qui baisse. Puis parvient finalement à la chasser. Et à regretter cette présence.

J'ai chassé cet intrus dans mon petit placard, celui qui s'était installé au mauvais endroit et qui ne pouvait pas rester là. Je l'ai chassé. Je suis vide. Empoisonnée.

bras-bienveillance

***

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Commentaires
D
Merci :)
L
Oh Diane je viens seulement de lire cette entree et c'est terrible ce que tu as traverse! Je pense a toi. Des bises.
P
Courage ; sincèrement...
D
Merci Junko, ce sont des petites paillettes de force et de courage qui me parviennent :)
J
Je ne lis qu'aujourd'hui tes derniers articles. Je compatis infiniment. J'ai tant redouté cette situation que j'ai eu la chance de ne pas vivre. Parce que ce n'est que ça, de la chance ou de la malchance, une vie qui tient à si peu. Je suis heureuse d'avoir lu, aussi, que tu savais encore "mettre du doux" malgré tout. De derrière mon écran, je t'envoie autant de douceur et de chaleur que la télépathie le permet.
Diane Groseille
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