Pendant que les champs brûlent.
Arbres nus. Ciel-plafond blanc et bas. Les rouges flamboyants et les jaunes vifs ont laissé place à des couleurs ternes et des teintes éteintes. Un peu de blanc saupoudré sur haut de nos montagnes bleues. Des promesses de couettes et de gourmandises pour la journée. Pas encore habillée, pas encore lavée de ma nuit trop longue de douze heures. J'avais besoin des mots avant toute chose. Ceux qui ronflent en moi toute la semaine et que je n'ai pas le temps de coucher sur la toile.
Les derniers jours, il a fallu expliquer plusieurs fois, comme à chaque fois, à des gens tout sourire pour moi, que non, je ne suis pas en vacances, bien au contraire. Moi, ça ne me dérange plus, je me suis faite à l'idée. Mais les autres ont presque envie de pleurer pour moi, quelle horreur, être prof et ne même pas avoir les vacances, le seul avantage évident de cette profession ! J'ai d'autres avantages, si nombreux. Je suis d'ailleurs par exemple souvent en vacances quand les autres gens travaillent, et rien que ça, c'est un avantage, vous n'imaginez même pas !
Il a fallu expliquer encore dimanche dernier pourquoi je ne voulais pas passer le CAPES et l'agrégation, à des proches inquiets pour moi, comme si j'avais un métier de pacotille. Il a fallu expliquer pourquoi j'aimais mon métier, justifier encore cette volonté de ne pas appartenir à la grande et joviale famille de l'Educ' Nat', la seule considérée comme vraiment professionnelle aux yeux de certains. Un jour on m'a même dit "mais t'es pas vraiment prof alors". Non, je fais de la figuration, je fais ce métier "pour de semblant", on me pose dans une salle de classe et je souris. Normal, je n'ai pas de CAPES, que veux tu que je fasse d'autre !
Je rencontre d'ailleurs de belles difficultés les dernières semaines, des difficultés de vrai prof. J'interviens depuis août à temps plus que partiel (4 heures par semaine) dans un établissement de ma ville. Je voyais cela d'un œil très joyeux au départ. On m'avait parlé à mon entretien d'embauche de la rigueur du centre, et on ne s'était pas gêné pour cracher sur le centre pour lequel j'interviens déjà. Je voyais déjà l'opportunité future d'y faire plus d'heures et de ne plus avoir mes 100 kilomètres quotidiens à faire pour aller travailler. La rentrée a eu lieu. Et j'ai découvert ce que la directrice de ce centre nommait "rigueur". Pas de fiche d'émargements, pas de progression sur l'année, pas de fiche pédagogique quotidienne. Très bien, je peux travailler sans. Là où ça commence à coincer : pas de progression sur l'an passé forcément, donc difficile de savoir où en sont les élèves, si ce n'est par eux même. Pire encore pas de manuel scolaire, les élèves en ont un, mais moi, je m'accroche à mon slip pour récupérer celui que la prof de l'an dernier a embarqué. On me le rapatrie finalement deux mois plus tard et on me le fait payer. Allons bon ! Là où ça se gate : fin septembre, pas de fiche de paie et... pas de salaire. Je réalise par la même occasion que je n'ai pas de contrat non plus. A ce jour, 1er novembre, bilan de la situation, j'ai pu empocher un chèque qui ne couvre même pas la totalité de mon mois de septembre et je n'ai toujours aucun document qui justifie mon embauche et qui définit mes conditions de travail. J'entends dire à gauche à droite que cette situation aboutit normalement à un CDI d'office, mais je ne veux pas d'une déclaration de guerre. La situation est déjà bien assez compliquée comme ça. J'ai découvert à travers ces événements celle qui se considérait comme rigoureuse. Une femme adorable mais profondément incompétente. A se demander si avant elle ne fabriquait pas des chips, ou peut-être qu'elle était stripteaseuse ou bucheron, mais de toute évidence, elle n'a jamais géré un centre de formation !
Si je fais abstraction de ces détails d'ordre administratif, c'est que du bonheur. Mes classes sont presque parfaites, quelque soit l'établissement (j'interviens sur trois centres différents cette année). Je rencontre des gens motivés, je mets en place des projets qui ont la solidité des deux années passées, je travaille avec le sourire que me permet mon expérience et ma connaissance du programme. Je me découvre des idées nouvelles chaque jour et j'ai l'impression d'avancer et de faire avancer mes élèves à très grande vitesse. C'est une complicité qui s'est installée avec eux. Ils savent que mon seul objectif est leur réussite et il n'y a ainsi plus de remises en question incessantes des contenus et des méthodes. Je m'éclate d'ailleurs par ici, en exploitant les deux thèmes qui leur sont imposés cette année. Puis dans un autre domaine, j'ai rencontré trois fois déjà mon groupe d'improvisation théâtrale : des personnes d'horizons très différents mais exigeantes et curieuses. J'ai pris contact cette année avec d'autres groupes de la région pour envisager des rencontres et pourquoi pas des représentations.
Quand j'arrête de travailler, comme c'est le cas aujourd'hui, je suis vite envahie par la fatigue. Je respecte les bonnes résolutions de la rentrée qui étaient de ne pas en avoir. Alors, je dors dès que je peux, je fais des nuits à rallonge pour me remplir de toute l'énergie utile pour la suite. Je regarde sous la couette des séries, je dévore des livres, mondes fictifs dans lesquels je m'évade. Je me blottis dans le moelleux et le chaud des épaisseurs de couverture qui soulagent du froid mouillé et dense des journées d'automne. Je cuisine, je prends soin de mes plantes aromatiques qui ont quitté leur balcon estival pour rejoindre les bords de fenêtres. Nous recevons du monde, mais nous sortons peu.
Je profite de mon Lu. Il a la spontanéité des jeunes chiots (il a pourtant déjà deux ans) mais essaye régulièrement de nous convaincre qu'il est le chef. Je pense souvent à ma Nin, je le compare à elle. Elle était fidèle et trouillarde, il est autonome et casse-cou. Il est pourtant plus câlin qu'elle ne l'était. J'ai parfois du mal à me souvenir. C'est si loin déjà. Bientôt quatre ans qu'elle est partie.
Il y a deux ans, c'était la Martinique. Un bon souvenir. Neb et moi, heureux ,sur des plages paradisiaques. Aujourd'hui avec Neb, rien ne va plus. Il est difficile de mettre des mots sur cette situation. Je ne veux en parler et pourtant tout est là. Constat d'échec. Nous cohabitions depuis des mois. Depuis décembre dernier, il ne travaille plus. Sur un coup de tête, il a démissionné, me disant qu'il voulait mieux pour lui, pour nous. Très bien, je l'ai encouragé. Il est resté des mois sans même tenter une candidature spontanée. Depuis, il y a eu des courriers, des réponses à des annonces, et il a pris conscience de la difficulté. Aujourd'hui, ça fait bientôt un an. Il ne fait rien de ses journées, il est à peine vivant, il évolue devant son ordinateur, et encore. Inutile de dire le contraste avec mon rythme de vie. En dehors de ça, c'est le fait de vivre avec un légume qui me chagrine le plus. Et je ne sais même pas si je peux encore parler de chagrin... Ses parents viennent passer le week-end prochain avec nous. Sa mère est remontée comme jamais, elle ne comprend pas qu'il ait pu se mettre dans une telle galère. J'ai presque l'impression que ça ne me concerne plus.
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