Il est sept heures quand elle gare sa voiture sur la place
sombre devant le bâtiment. Elle n'a pas envie d'y aller. Son patron lui a dit
qu'elle était la mieux placée pour suivre cette formation, qu'elle sera aussi
la plus apte à transmettre ensuite ce qu'elle aura appris à ses collègues, que
de toute façon, en ce moment, elle ne croule pas sous les dossiers. Indemnités
de déplacement certes mais aussi trajets à rallonges. Puis des horaires de
dingues. Commencer à sept heures et demi, quelle idée ! Elle est en avance,
elle cherche son regard cerné dans le rétroviseur, attache ses cheveux en un
chignon haut, par des gestes mécaniques, elle passe du baume sur ses lèvres,
regarde la nuit autour d'elle, ce matin d'automne froid et mouillé. Il faut
quitter le cocon trop chaud de la voiture, se ruer dans ce grand bâtiment noir
en se faufilant entre les gouttes et trouver la salle où elle va tuer les
heures à venir. A contre-coeur, elle sort, étire ses jambes, ferme son manteau.
Personne aux alentours, vraiment trop en avance. Les talons de ses bottes
claquent sur le macadam et sa jupe un peu trop serrée l'oblige à faire de
petits pas. La lourde porte d'entrée claque derrière elle et la laisse dans un
silence de plomb obscur. Juste au-dessus d'elle le voyant lumineux "sortie".
Elle se dirige vers les voix qu'elle entend au bout de ce long couloir, finit
par trouver une porte entr'ouverte derrière laquelle un homme et une femme
boivent du café dans des gobelets en plastique. Ils lui sourient tous les deux,
"oui, oui, c'est bien ici", "en avance, vaut mieux ça que d'être
en retard". Lui se présente après avoir tendu sa main moite comme étant le
responsable de la formation et elle son assistante, tout en sourire jauni et
cheveux gras. "Installez-vous, vous prendrez bien un café ?". Non,
merci, elle ne boit jamais de café, et elle aimerait autant que les autres
arrivent, qu’elle puisse se fondre dans la masse des participants, écouter
d'une oreille, somnoler doucement et égarer ses pensées dans ce petit matin qui
s'étire.
Quelques minutes plus tard, après de trop longs échanges de politesse avec les
participants qui arrivent au compte goutte, elle s'installe enfin pour que
commence la fameuse formation. Elle n'en attend rien. La fiche de présence
passe autour des tables disposées en U, elle sort son bloc-notes, y met
studieusement la date et un titre puis commence déjà à griffonner quelques
fleurs naïves dans la marge. A peine installée dans une douce torpeur, elle
sursaute presque quand, un quart d'heure plus tard, un jeune homme entre dans
la salle comme propulsé de l'extérieur. Il s'excuse platement, se présente au
reste du groupe avec des mots trop forts pour l'heure matinale, se faufile avec
trop d'aisance pour s'installer en face d'elle. Il attire les regards de tous,
même une fois assis. Son retard, mais aussi ses gestes souples dérangent. Elle
l'observe, alors qu'il fouille son sac pour en extraire un portable et
l'éteindre, elle remarque son petit sourire en coin, comme s'il était satisfait
de son entrée.
Puis la matinée s'écoule, monotone et tiède. Elle se surprend à guetter celui
qui se tient en face d'elle. Elle se surprend aussi à penser à plusieurs reprises
à sa dernière nuit passée avec Manuel. Il est venu la voir avant de partir pour
six mois à Berlin. Elle aurait aimé lui dire merde ce soir là, lui dire on s’arrête
là, lui dire adieu, lui dire les mots qui mettent fin, les mots qui permettent
de reconstruire après. Elle n'a pas su. Elle a couché avec lui, elle a dormi
près de lui, et très tôt, il est parti. Elle pense à cette longue parenthèse
qui s'ouvre alors, morne et hypocrite, jusqu'à son retour.
Midi arrive, une heure de pause durant laquelle elle compte arpenter les rues
de la ville à la recherche d'un bistrot ou elle pourra manger un sandwich
rapide. Elle ne pense à rien au moment où le jeune retardataire attrape sa main
dans le couloir. "On se connaît non ?". Immédiatement déçue par la
familiarité dont il fait preuve et par le peu d'originalité de son entrée en
matière elle répond "non" avec un sourire et se dérobe. Soudain, son
regard lui a paru moins certain, plus jeune, plus gauche. Elle se retourne
quand même avant de franchir la porte qui donne sur le parking. Il est là,
planté au milieu du couloir, immobile, la regardant partir. Elle passe malgré
tout la porte pour rejoindre sa voiture sous une pluie battante. Une fois à
l'abri dans l'habitacle, elle retire sa veste, détache ses cheveux pour les
secouer. Puis soudain, elle sursaute : on tambourine sur sa vitre. C'est
encore lui, sous la pluie, ses cheveux noirs gouttant devant son visage, qui
lui parle en tapant sur la vitre, elle ne comprend rien. Tremblante et le coeur
battant, elle lui fait signe de faire le tour et de s'installer. Il s'exécute
et claque la porte derrière lui, et tout de suite ses paroles et son odeur
emplissent la voiture. Ses yeux pétillent, il dit savoir, avoir trouvé, ce
centre de vacances, il y a dix ans au moins, où elle était animatrice, il y
était aussi, il se souvient même de son déguisement ridicule pour un jeu de
piste, il avait quinze ou seize ans à l'époque, elle en avait à peine plus.
Bien sur, elle y était, mais elle a tellement de mal à partager son
enthousiasme sur le moment, dans ce contexte, surtout que son visage ne lui dit
rien du tout. Un peu mal à l'aise, cherchant à mettre fin à son monologue, elle
lui propose presqu’à contre cœur qu’ils mangent un morceau ensemble. Bien sur,
il accepte et durant le trajet vers le centre ville, il ne cesse de conter ses
souvenirs avec nostalgie. Ils trouvent une petite brasserie sur une place et s'installent
à une minuscule table ronde nappée de rouge. Elle fume cigarette sur cigarette
en l'écoutant parler. Après un kir, plus détendue, elle sourit alors à ses
anecdotes qui la replongent dans cet été en pleine montagne, ses toutes
premières sensations de liberté et de responsabilités. Elle remarque aussi les
yeux rieurs de son interlocuteur, ses larges mains, sa bouche charnue, le petit
espace entre ses dents. Elle lui trouve un charme qui la déstabilise : son
assurance, son éloquence. Elle a peu d'appétit et préfère le regarder parler.
Puis, en quelques mots, il lui dit sa vie du moment, les études qui l'ont mené
dans la boîte où il est alors, son job, sa copine Elisabeth, ses projets. Tout
cela avec beaucoup de simplicité, tellement naturellement en accompagnant
parfois son rire d'une main qui vient frôler la sienne, comme pour mieux
partager ses sentiments. Mais l'heure les bouscule hors du restaurant et ils se
doivent de rejoindre l'austère bâtiment où cinq longues heures de formation les
attendent encore.
Ils regagnent leurs places respectives. Il lui jette un regard complice avant
que le responsable ne reprenne ses explications et ses hiéroglyphes au tableau.
L'après-midi se montre élastique. Elle baille, gribouille sur sa feuille, fait
une liste de courses dans une marge, regarde par la fenêtre. Alors que ses jambes
lui semblent lourdes, presque anesthésiées et qu'elle se sent comme une éponge,
elle se souvient pourquoi elle a souhaité écourter ses études, allant contre
l'avis de ses parents qui lui promettaient une brillante carrière d'avocate.
Incapable de tenir en place. Elle remarque le regard en face d'elle qui se fait
parfois insistant. Elle ne parvient pas à le soutenir, ni à savoir si c’est
celui du garçon de quinze ans ou celui de l’homme qu’il est maintenant. Et sur
les derniers instants, juste avant que ne soit annoncée la fin de cette journée
de formation, ce n'est plus de la complicité qu'elle lit dans ses yeux, mais
quelque chose qu'elle ne parvient pas à expliquer.
Plus tard, alors que chacun quitte la salle, elle discute encore avec cette
jeune femme qui était assise à sa droite, elle cherche à éviter un nouveau
face-à-face qu'elle ne saurait comment gérer. Elle tente de se donner une
contenance quand elle le voit finalement quitter la salle. Elle enfile son
manteau, passe la main dans sa poche pour y sentir le paquet de cigarettes qui
l'attend. Elle sort pour se retrouver dans une nuit profonde et froide. Plus de
pluie, elle allume la cigarette qu'elle roule dans ses doigts depuis quelques
secondes déjà, prend le temps pour rejoindre sa voiture, laisse le froid la
dégourdir un peu. Elle fouille son sac pour y trouver ses clés et ne voit pas
celui qu'elle redoutait arriver derrière elle. Il dit son prénom. Elle se
retourne et sent immédiatement le parfum qui avait emplit sa voiture quelques
heures plus tôt. Un mélange de tabac, son blouson en cuir, quelque chose de
frais, de mentholé. Ses yeux ne sont plus rieurs et le silence qui les fige en
dit long. Elle veut fuir et lui dit juste "oui ?". Il demande
"je peux te suivre ?". La question lui semble à la fois déplacée de
par les mots qui sonnent faux, et toute logique. Elle en comprend très bien le
sens. Sans avoir réfléchi à sa réponse, elle accepte. En fait, elle
accepte plus ce que lui propose ses yeux. Un regard qui se montre presque dangereux.
Impatient et cru. Elle se retourne, ouvre sa voiture, y monte et met le
contact. Il s'installe à côté d'elle sans en demander l’autorisation. Les mots
qui ont tant pesé à midi n'ont alors plus leur place. Elle démarre et quitte le
parking, laisse sa voiture rouler dans les rues noires, ne sachant trop où
aller. Elle n'ose tourner son visage vers son voisin, et pourtant elle a
tellement envie de voir si ses yeux disent toujours la même chose. Il n’y a que
cette chanson stupide à la radio, qui lui semble tourner en boucle.
Tout commence vraiment quand une main trop chaude se pose
sur sa cuisse. La distance est cassée. Le pas est franchi. Impossible alors de
faire marche-arrière. Sentant que son attention n'est plus à la route, elle
gare sa voiture dans une ruelle sombre et étroite bordée de maisons anciennes,
une rue en pente qui mène sur une place lumineuse. Aucune réaction de sa part
pour le moment. Elle reste de marbre quand la main passe de sa jupe à ses bas,
puis cherche à remonter sur l'intérieur de ses cuisses. Le contact sur le tissu
est électrique, elle se sent explosive. Elle hésite encore à ce moment là entre
le repousser et se laisser aller. Les doigts atteignent la bordure de dentelles
épaisses, frôlent sa peau, elle sent son souffle sur sa joue. Il dit
« j’arrête si tu veux, je ne crois pas que… », Mais ne parvient à
finir sa phrase, elle happe sa bouche, la mord presque, l’aspire, leurs dents
s’entrechoquent et leur souffles se mêlent, trop chauds dans l’air encore froid
de la voiture. Leurs corps se cognent. Elle ne cesse de frissonner. Il a
maintenant glissé ses doigts vers son sexe, sous le tissu, pour y trouver
l’humidité qui trahit son désir. Elle
écarte tant qu’elle peut ses jambes gênées par la jupe trop droite. Elle
soulève ses fesses et la remonte sur sa taille, dévoilant ainsi des cuisses fines
et fermes, gainées de bas noirs qui contrastent avec le blanc fragile de la
chair. Il glisse son autre main dans la chaleur de son décolleté, avec une
sorte d’urgence, des gestes précipités, trop rapides, il la griffe presque en
cherchant les pointes érigées de ses seins. Elle se sent comme une poupée sous
ses doigts, sous sa bouche. Il passe sa langue sur la peau de son cou, ouvre
davantage son manteau et repousse les bretelles. Elle est débraillée, à moitié
nue, les cuisses ouvertes aux doigts qui la fouillent, ses seins pigeonnant par-dessus
son soutien-gorge offerts à la bouche charnue. Passive, elle se donne en
fermant les yeux, attentive à toutes ces sensations. Il y a bien sur le désir
qui monte en elle, comme une vague puissante, mais il y a aussi cette impression
de transgression et cette crainte croustillante d’être vus par un passant. Les
doigts de son amant du moment la fouillent encore, plus loin, plus fort, jouant
de toutes les zones de plaisir, manipulant son sexe comme pour la rendre folle.
Elle souffle des mots qu’elle n’entend pas, se montre vulgaire, en veut plus,
encore et vite. Elle supplie et ce n’est plus elle qui parle, c’est son désir,
trop fort. Elle le veut en elle, elle le veut fort, elle souhaite qu’il la
prenne, violemment, sans aucun ménagement. Elle sent le levier de vitesse qui
blesse son genou, la vitre froide contre laquelle sa nuque vient s’écraser.
Elle voit dans la pénombre qu’il a sorti son sexe, dont elle devine les
contours, dressé comme une déclaration, comme un aveu, qu’elle voudrait prendre
dans sa bouche, dans son sexe, qu’elle aimerait remercier. Il se caresse
doucement, tout en continuant à mordre sa peau, à torturer ses chairs. Elle
glisse sa main vers cette promesse, mais il se dérobe, calle ses mains sous ses
fesses, la soulève brusquement pour venir la placer à genoux sur lui. Sa tête
cogne le plafond, dans le mouvement, elle croise son propre regard dans le
rétroviseur, les cernes du matin ont fait place à une urgence, quelque chose d’animal.
Elle se sent comme enivrée, coincée et obligée de se blottir encore contre ce
corps, toujours habillé, qu’elle découvre. Elle parvient simplement à lui
soulever son pull. Elle blottit ses bras nus dans son dos chaud. Elle ne
parvient pas à capter son regard, il y a toujours cette urgence qui fait que le
regard n’a pas son importance, comme les mots qui pourraient même tout gâcher
de ce moment « parenthèse ». Elle s’empale sur lui, sentant ses mains
chaudes soutenir ses fesses. Le contact est une fois de plus électrique. Elle
se sent immédiatement emplie. Ses seins sont aspirés par une bouche gourmande,
les mains chaudes se baladent maintenant sur tout son corps, rapides et agiles.
Elle sent le plaisir interdit monter en elle. Elle écoute attentivement le
souffle de son partenaire qui s’accélère. Et ce sont soudain ses yeux comme
deux poignards qui viennent se planter en elle, elle ne les attendait plus,
elle en est surprise : retrouver ce regard alors qu’il y avait entre eux
deux une forme d’anonymat qui s’était installé en quelques minutes. Il est ému,
il lui parait alors si fragile. Toute la violence du moment semble s’évaporer
avec ce coup d’œil. Il cherche sa bouche et ses mains viennent encadrer son
visage. Les gestes se font encore plus rapides, à la recherche d’un plaisir qui
se laisse attendre. Il cogne en elle, mais ses yeux sont toujours là, qui semblent
vouloir dire quelque chose. Puis elle explose, en fixant son regard, brusquement,
sans aucun gémissement, crispée, recroquevillée sur son partenaire. Lui ne
tarde pas à venir à son tour, enroulant ses bras si fort autour d’elle, le
souffle court. Ils se blottissent dans l’écho de leur plaisir, l’un contre l’autre.
Il soupire, fait glisser sa main dans ses cheveux. Puis elle s’éloigne
rapidement, tentant de rejoindre son siège, un peu gênée, se rhabillant tant
bien que mal. Il lui sourit. Elle remet le contact, constate que les vitres
sont pleines de buées, sourit à son tour. Ils reprennent la route. Il lui
propose un café avant que chacun ne rentre chez soi. Elle accepte de le suivre
dans ce petit troquet sordide. Elle l’observe, touillant son café-crème, qui
semble un peu perdu. Puis il paraît soudain interloqué, se met à rire et baisse
les yeux. Intriguée, elle cherche à savoir. Il lui avoue alors qu’il vient de
repenser à un petit détail très drôle. Il a gagné un pari… qui remonte à un
soir de boom, dix ans en arrière : « embrasser la monitrice ». Il
ne pensait pas aller aussi loin.