Mister Grande Gueule. Il a voulu faire
le malin. Il a balancé comme ça que, de toute façon, il avait le droit
de bailler et de se décrocher la mâchoire, parce que ce qu'il faisait
était bien plus fatigant que ce que je faisais. Il n'a pas réfléchi.
Juste de la provoc'. Il restait trois quarts d'heure de cours. Je
lui ai demandé "tu es sûre?". Il était certain: sourire moqueur et
balancement sur sa chaise, regard circulaire pour s'accorder
l'approbation de la classe. Eux, ils sourient, ils voient venir le truc
gros comme une maison. Alors je lui propose de prendre ma place, rien
que pour ce laps de temps avant la sonnerie, une petite parenthèse dans une journée. Il
ne pouvait pas se dégonfler devant toute la classe. Il ne restait
qu'une étude de documents à corriger. "De la rigolade" il a du se dire,
je l'ai lu dans ses yeux. Je me suis dit que ça pouvait être drôle,
pour une fois, de leur prouver par A+B que ce n'est pas si facile.
D'habitude, je balance juste un "tu veux prendre ma place?" ironique et
tourné de façon à ce que la réponse soit négative (la question n'attend
d'ailleurs pas de réponse).
Alors
Mister Grande Gueule s'est
levé. Jusque là, tout va bien. Il a remonté son pantalon qui lui
tombait sur le bas des fesses et s'est dirigé vers le tableau. Je suis
allée prendre sa place. Observation. Moment de silence. Un ange passe.
Puis les autres s'impatientent "bon alors, on le corrige ce truc?". Il
les regarde. "Beuh, pourquoi vous me regardez comme ça ?" (le regard
dérange, blesse, met à nu, glace, pétrifie... Ils ont pourtant
l'habitude de prendre la parole devant la classe). C'est curieux de
voir comme Mister Grande Gueule l'a de plus en plus petite. Il ne sait
pas où mettre ses mains, il ne trouve pas le feutre, il efface des
lettres avec ses doigts et ça fait des grosses marques toutes noires.
Il articule trois
phrases. Les autres qui se prennent au jeu, sans forcément exagérer,
balancent un "Monsieur, on a rien compris" qui énerve déjà le
personnage. J'avais peur que ça tourne à la foire, je suis satisfaite
de constater que c'est une bonne classe qui comprend bien ce que je
suis en train de faire. Je baille. Il engage la corrigé. Le texte qui
semblait complexe appelle des questions. Il ne peut y répondre.
L'embarras se lit sur son visage et déjà il me sourit. Il écrit
quelques lignes au tableau, une demoiselle lui fait remarquer qu'il y a
des fautes. La pression monte. Deux garçons ont déjà perdu le fil dans
le fond de la classe, ils bavardent dans leur coin, rien de méchant
mais il réalise qu'il perd son public. La prise de parole est
désordonnée, chacun veut participer ou rajouter son grain de sel. Il ne
gère pas la situation. Je vois la panique dans ses yeux qui me disent
"help". Ah non, mon gars, encore un bon quart d'heure. Je fais juste
non-non de la tête, avec un sourire. Il y vient, il menace: "si vous
vous calmez pas, je vous fous tous dehors !". "Ah ouais ? "lâche un
d'eux, intéressé, "moi je veux bien y aller dehors". Merde, il se rend
bien compte que ce n'est pas la solution. Il doit se demander ce que je
ferais. Il reprend "si vous vous calmez pas, je vous mets tous en
colle". Mouais, admettons, le corrigé continue. Un retour au calme et à
la discipline
relatif, mais c'est maintenant la majorité de la classe qui baille à sa
place. Il s'en rend bien compte mais préfère continuer comme ça plutôt
que de risquer de réveiller la classe.
Cinq
minutes avant la sonnerie, je me lève. Soulagement dans ses yeux.
Quelques applaudissements dans la salle, mais faibles, pour la
prestation de Mister GG, qui s'avance vers moi et me fait une reverénce
en passant, presque essoufflé comme après une course d'endurance,
conscient de l'ampleur du job. Sourires et petites remarques pour
l'ex-prof de la part de toute la classe qui a bien saisi la
démontration. Je suis satisfaite. A ne pas réïtérer avec toutes les
classes, mais "peut servir".