Oui, j'écoute?
Trajet entre ici et là-bas. Puis plus tard.
Une
fille moche sur un vélo, très moche qui pédale vite, avec la tête en
avant, même les dents (aérodynamique) fait "aïe" très fort en passant à
côté de moi.
Un type habillé en noir, tout noir, chic, arrêté
sur un trottoir, se dandine, me regarde en parlant dans son téléphone
portable et dit avec un sourire niais "bisou bisou bisou". Il ne me
voit pas.
Un vieux monsieur qui marche derrière moi, vouté, je
viens de le doubler (clignotant), il passe la deuxième et marmonne
"ùschmeuleuhhhh...greuuuuuuuuuuuugnnnnnnnn" dans l'effort qu'il fait
pour se mettre à mon rythme, vexé...
Une dame assise sur un banc
avec elle-même. Elle raconte plein de choses à elle-même qui a l'air
très intéressée d'entendre tout ça.
Une femme sur un vélo vient
droit vers moi et articule des mots. Je les vois sortir de sa bouche
mais je ne les entends pas. Jusqu'à ce qu'elle passe à côte de moi
"oui, de la purée et une tranche de jambon". Elle parle à son petit
garçon assis derrière elle, tellement petit que je ne le voyais pas de
devant.
Gérald Genty dit "bonjour, je vais prendre une entrecôte avec une
sauce... à l'échalotte". Vous remarquerez l'intonation qui peut
surprendre le cuisinier.
Une
jeune fille dans une salle de cours. Après la sonnerie, embêtée, elle
enroule ses cheveux autour de son doigt, elle se tortille près de mon
bureau. "Madame, je voulais vous dire, je suis désolée pour mon
attitude d'hier, je suis allée trop loin, ce n'est pas une façon de
faire, ça ne se reproduira pas et j'espère que vous accepterez mes
excuses"... Mouais, excuses acceptées, mais l'avertissement sera envoyé
malgré tout. Rares excuses, il faut s'en réjouir.
La secrétaire qui s'est fait des mèches oranges dire "et il croit quand même pas que je suis à sa disposition".
Un
jeune homme croisé, ses yeux souriants dans les miens "bonjour". Cette
fois-ci, c'était pour moi, mais j'ai pas ralenti pour autant.
Clônes.
On roule, on avance, les jours
s'enfilent les uns aux autres comme des perles sur un collier, tous
profondément identiques sur les dernières semaines. Je me lève,
toujours très tôt, je traîne quelques temps ici, la lumière de l'écran
me réveille, certains mots aussi parfois, puis je me rue sous une
douche souvent trop chaude pour achever le mécanisme du réveil.
Maquillage, habillage, tasse de thé, préparation des affaires de cours
(rassembler les quelques paquets de copies qui auraient pu s'égarer
entre mon sac et la table basse) et le corps s'extirpe de
l'appartement, traverse le grand parc encore ensoleillé (à pied ou à
vélo) pour arriver toujours trop tôt au boulot. Avoir encore le temps
de faire quelques photocop' ou de corriger un tas, avoir le temps
de ne pas courir, je n'aime pas arriver sans être là, la tête encore
ailleurs. Puis s'enchaînent les heures de cours, où l'on sent la
fatigue qui s'installe, l'énergie sort de moi avec toutes ces paroles
qui veulent transmettre, affirmer, donner, réveiller, persuader, faire
réagir, trouver le mot juste, la phrase la plus simple et la plus
évidente, ne pas s'égarer. Mon outil de travail: ma voix. J'aime les voir en
face de moi, pesant le pour et le contre, s'étonner de mes frasques.
J'aime aller contre l'idée reçue, surprendre, faire réfléchir, remettre
en question l'évidence, réveiller l'amorphe qui est en eux, casser le
mythe, faire sourire ou naître cet air interrogateur sur un visage.
J'aime sortir d'une salle de classe avec la certitude que j'ai donné
tout ce que je pouvais pour faire passer un message. Je vois moins mes
collègues, R. et P. puisque je ne mange plus là-bas, je ne veux plus
baigner dans ce climat d'hypocrisie, je ne veux plus manger en face de
Tête de Brique et de sa vulgarité (jamais vu une femme si méchante),
alors je fais mon job et j'évite soigneusement cette bande d'arrivistes
primaires (sourires crispés et blagues à deux balles "vous allez bien
aujourd'hui, vous avez bonne mine")... Je m'y retrouve bien plus que
l'année dernière.
Puis vient la fin de la journée, la sonnerie
de la dernière heure de cours, où pendant quelques bonnes minutes
encore, la tension (une bonne énergie) est palpable dans le corps.
Souvent, je les regarde partir et je reste encore dans la salle, j'en
ouvre les fenêtres et j'évacue ce trop plein de force qui est encore en
moi: je m'assieds, je prends quelques notes, je souffle...
Retour
à la maison, souvent au radar, avec des pensées encore plein la tête.
Mon programme de l'année n'a pas débuté et mes soirées sont encore
creuses, je m'endors souvent devant la niaiserie d'une chaîne allumée
automatiquement, après avoir mangé une babiole. Pas la force
d'entreprendre quelque chose de plus concret. A partir d'octobre, ça va
aller encore beaucoup plus vite.